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Pour un art actuel, l'art à l'heure d'Internet"
Fred Forest
http://www.fredforest.org/artactuel/index.html
1998
1 - L'ART : QU'EST-CE QUE
QUOI DONC ?
Avant d'entrer dans le vif du sujet, il paraît nécessaire de procéder à
une mise au point. Nous avons à peine eu le temps d'adapter nos esprits
à l'idée de la reproductivité mécanique de l'œuvre d'art que nous voilà
déjà projetés dans sa réalité "communicationnelle" et "électronique". En
suivant le développement exponentiel des technologies, l'art cherche à tracer
ses premiers sillons dans l'ordre du numérique, du digital et des supports
informatiques à vocation interactive. S'il est encore trop tôt pour préjuger
des conséquences "qua-litatives" pour l'esthétique, nous savons déjà que
les changements en cours sont considérables. L'époque que nous vivons est
passionnante car nous nous situons à un moment de rupture historique, à
l'articulation de deux cultures. Par certains côtés, nous vivons encore
dans le passé, avec des valeurs, des comportements, des pratiques en déclin.
Par d'autres côtés, nous sommes soumis à une formidable pression du changement
qui ne cesse de s'accentuer. Il reste à évaluer à partir de quel moment,
autour de quel point, le monde sera appelé à basculer. Nous sommes donc
condamnés encore à errer d'un monde à l'autre quelque temps… C'est ce
que notre pensée a été elle-même amenée à adopter et à suivre comme cheminement
dans cet ouvrage.
Nous l'aurons tous vécu, et constaté en maintes circonstances,
nul n'a jamais pu apporter une définition de l'art satisfaisante
pour tous. Selon la définition qu'en donne Mikaël Dufrenne dans
le cédérom de l'Encyclopédie Universelle l'oeuvre d'art
serait "ce que l'homme produit, et ce qu'il fait et ce qu'il devient en
faisant, parce que faire lui est essentiel". La notion d'oeuvre d'art est
au centre de celle d'Esthétique. Elle constitue le produit d'un travail
singulier, indivisible, défini par son originalité et sa gratuité.
En tout état de cause, elle est plus qu'un ensemble d'effets et de
manipulations techniques. Pour échapper à une confusion courante,
il nous faut d'emblée marquer clairement la distinction entre l'art
et la technique. Bien que l'origine étymologique soit commune, la
catégorisation se fera progressivement au cours d'un long parcours
historique, la différenciation s'opérant progressivement entre
la pratique manuelle et la catégorie intellectuelle. Cette distinction
est désormais un fait social. Les tâches pratiques d'exécution
(les techniques manuelles ou instrumentales) et les tâches de conception
(l'art et la science en tant qu'activités de l'esprit) sont dissociées
par (depuis) l'ère industrielle. L'Encyclopédie opposait déjà
le terme "art" au terme "technique". Aujourd'hui si l'art numérique
et des communications est en relation étroite avec la technique,
il n'en reste pas moins, même dans le réseau Internet, un art
à part entière, et la confusion qu'entretiennent certains
à ce sujet doit être dissipée. Il est tout à
fait évident que l'art est une catégorie de la pensée
humaine et non la seule résultante d'une production machinique. Le
concept d'oeuvre d'art est de fait sujet à des variations selon le
moment, selon les procédés artistiques utilisés. Inévitablement
la notion d'oeuvre d'art et la création artistique sont actuellement
marquées par l'empreinte des nouvelles technologies de l'information
et de la communication. L'obsolescence de plus en plus rapide des technologies
plonge les artistes dans un état de permanente expérimentation.
S'il y a dans l'acte de création un certaine continuité par
rapport à l'histoire de l'art dans le projet intellectuel, il n'en
reste pas moins qu'il y a rupture manifeste au niveau du corps et du geste
selon que l'on est devant son chevalet ou devant son ordinateur, face à
sa toile ou dans Internet. La différence tient peut-être au
fait que l'artiste n'a plus de contact direct avec l'élément-matière
: il produit des symboles sous des formes numériques codées.
L'artiste de l'Internet part d'une abstraction et non pas nécessairement
d'un réel sensible. Le programme informatique dont il commence le
processus créationnel est lui-même, sous forme d'un langage
numérique, un matériau abstrait. L'oeuvre elle-même
ne peut plus se circonscrire dans un lieu précis à un moment
donné : elle est "délocalisée" au sein d'un espace
et d'un temps qui ont toujours constitué une référence
fondamentale pour l'homme dans son rapport au monde. Afin de cerner le champ
dans lequel nous voulons nous-même poursuivre la réflexion,
il est utile de livrer notre propre interprétation du terme art.
Il s'agit d'une tentative d'approche "globale", un peu à la manière
impressionniste ou pointilliste, par touches successives….
Cette approche peut s'opérer en fonction du contexte socioculturel qui est
le nôtre, c'est-à-dire en tenant compte de l'Histoire et en faisant l'état
des lieux, c'est-à-dire encore en référence logique à la production des
arts plastiques visuels qui en constituent le corps, le substrat, le fondement
basique originel, mais qui, au fil des années, en évoluant après la peinture,
s'est élargi à des pratiques telles que celles de l'objet, l'installation,
le corps, la photo, la lumière, le land-art, la performance, la vidéo, l'installation
vidéo et, aujourd'hui, les images de synthèse, le mix-média, l'événement
de communication, les pratiques électroniques interactives…
Plusieurs typologies de classification sont possibles dont celle, par exemple,
qui consiste à désigner les différentes formes répertoriées par les supports
et les matériaux utilisés. Mais cette distinction s'avère insuffisante à
elle seule pour affecter le statut de l'art à des choses aussi différentes
dans la catégorie "peinture" qu'un plafond de cuisine laqué à la peinture
blanche, un chromo fabriqué industriellement à Taïwan, une peinture artisanale
de la butte Montmartre, ou une toile de Baselitz… Cette difficulté est
similaire quand il s'agit d'attribuer le statut de l'art dans le domaine
de la production électronique. Où se situe la différence entre des images
de synthèse d'origine médicale et une œuvre de l'artiste japonais Katsuhiro
Yamaguchi ? La distinction faite par le support et le matériau est donc
inopérante pour distinguer ce qui est de l'art de ce qui ne l'est pas…
Bien entendu, il existe d'autres typologies utilisables, mais elles seront
toutes aussi imparfaites à nous rendre compte, sans objection toujours possible,
du caractère intrinsèque de la chose de l"art".
La seconde méthode pour approcher la "spécificité" de l'art (si spécificité
il y a…) consisterait, non pas à essayer de définir le mot art en passant
en revue les supports, les outils, les matériaux, les genres, mais d'essayer
d'en cerner les facultés, les propriétés, les effets, dans le rapport à
ce que nous sommes nous-mêmes en qualité d'être humain. Nous pourrions ainsi
poser d'emblée une série d'attributs, de conditions, de qualifications,
d'objectifs, qui relèvent d'un propos implicite qui est censé être le sien.
Une série de repères, en nombre et en quantité variables, qui nous permettraient
la délimitation d'un champ, à l'intérieur duquel l'identification de la
chose de "l'art" pourrait en même temps se justifier que se reconnaître.
Bien entendu, les critères délimitant cet espace pourraient, selon les époques,
les moments et les circonstances, se substituer les uns aux autres. Apparaître
ou disparaître. Etre, tour à tour, dominants ou mineurs en fonction des
évolutions de l'environnement mental et technique des sociétés au sein desquelles
prend forme contextuellement ce produit si "particulier" qu'on a du mal
à le définir… Dans le cas ici présent et dans l'énumération qui suit il
est patent que c'est un individu donné qui en a effectué et arrêté les choix.
Les éléments retenus sont donc forcément déterminés à partir de la subjectivité
de cet individu donné. Certains de ces critères auraient pu être écartés,
de nouveaux tout au contraire introduits. Nous nous sommes toutefois efforcés
de retenir des critères assez généraux à partir desquels un consensus minimum
pourraient s'établir.
Tentons donc, ensemble, de délimiter d'un geste large et global le champ
qui est censé appartenir en propre au territoire de l'art : - Serait censé
appartenir au territoire de l'art "quelque chose" qui touche à la perception,
à la représentation, utilisant des systèmes formels, graphiques, plastiques,
ou tout autres systèmes. Systèmes dont tout l'intérêt réside dans le fait
qu'ils nous offrent une certaine interprétation du monde à travers la "vision"
singulière produite par un individu ou une collectivité.
- Aurait quelque chose à voir avec l'art : tout ce qui peut paraître comme
la tentative de restituer à autrui, d'une façon originale et par une mise
en forme spécifique, tout ce qu'on peut voir, imaginer sentir ou penser…
- Aurait quelque chose à voir avec l'art : tout ce qui touche à l'énigme
du sens de notre existence (d'où venons-nous ? Qui sommes-nous ? Où allons
nous ? Dixit Gauguin) et à l'angoisse et au plaisir que suppose ce questionnement.
- Aurait quelque chose à voir avec l'art : tout ce qui est relatif à notre
perception de l'espace et du temps, et à leurs représentations.
- Aurait quelque chose à voir avec l'art : tout message, sous toutes les
formes imaginables, qui touche à notre prise de conscience d'un contexte,
d'un environnement. Que ce contexte soit physique, mental ou idéologique…
- Aurait quelque chose à voir avec l'art : tout ce qui touche à la relation
d'échange, d'altérité, d'interactivité.
- Aurait quelque chose à voir avec l'art : tout ce qui touche au symbolique,
au religieux, au transcendant, voire au spirituel…
- Aurait quelque chose à voir avec l'art : tout ce qui touche à notre plaisir,
à nos émotions, à notre souffrance, à nos espoirs, à nos goûts et dégoûts,
à notre capacité d'aimer, ou de nous indigner.
- Aurait quelque chose à voir avec l'art : tout ce qui touche à l'imaginaire,
à la fiction, à l'utopie.
- Aurait quelque chose à voir avec l'art : tout ce qui touche à la fonction
transgressive.
- Aurait quelque chose à voir avec l'art : tout ce qui touche chez l'homme
à son besoin fondamental d'instaurer un rituel.
- Aurait quelque chose à voir avec l'art : ce qui relève du ludique.
- Aurait quelque chose à voir avec l'art : tout ce qui touche à la mémoire,
à la trace, à l'identité.
- Aurait quelque chose à voir avec l'art : tout ce qui touche à notre corps,
à sa fonctionnalité, à son dépérissement et à notre besoin de sensualité.
- Aurait quelque chose à voir avec l'art : tout ce qui touche à notre besoin
de distanciation critique, de questionnement et de remise en cause des conventions
dans tous les domaines.
- Aurait quelque chose à voir avec l'art : tout ce qui touche au religieux,
au sublime, que ce soit celui de Kant ou de Mario Costa.
- Aurait quelque chose à voir avec l'art : tout ce qui est précédemment
énuméré, ci-dessus, et la capacité pour certaines personnes, ou groupes
de personnes, de lui donner une expression, une forme, répondant avec justesse
à la sensibilité du moment, sous une forme originale.
Cette énumération n'est bien sûr pas exhaustive.
Si le champ, ainsi balisé en pointillé, reste encore une vague nébuleuse
aux contours mal dessinés, il est utile de remarquer que le mot "Beau" n'a
jamais été cité dans la liste des critères inventoriés. Certains pourront
s'en étonner (voire s'en scandaliser…) quand il s'agit précisément de
tenter une approche visant à définir la nature de l'art et sa fonction.
Dans l'esprit d'un trop grand nombre l'idée de l'art est associée à la notion
quelque peu restrictive, à notre sens, de "plaisir" rétinien. Plaisir rétinien
avec ses déclinaisons multiples pour la fonction décorative, voire de pure
ornementation, auxquels l'art contemporain n'a pas su toujours échapper…
Les exemples en sont pléthores dans des genres très différents couvrant
un spectre qui entre deux extrêmes, de Garouste à Buren, en passant par
les supports-surfaciens, illustrent parfaitement cette constante. Cette
observation nous permet d'aborder un point fondamental. Une situation de
fait devant laquelle nous nous trouvons placés aujourd'hui lorsqu'on en
vient à s'interroger sur la nature de l'art, sa fonction, son avenir dans
la société qui est la nôtre.
Nous sommes d'accord pour admettre que les concepts d'art et d'artiste,
tels qu'ils ont été appréhendés au Xxème siècle, sont des concepts récents
dans l'histoire de l'humanité. Ils puisent leurs sources tout au plus au
Xvème siècle… Ils sont liés à la montée en force d'un humanisme dont les
valeurs sont fondées sur la reconnaissance de l'individu comme entité première.
Rien n'assure leur pérennité dans un monde en totale métamorphose. Et nous
pensons qu'ils sont appelés à subir de sérieux ajustements à court terme.
La crise du sens que nous ressentons actuellement nous indique que nous
nous situons au point de passage de deux mondes, de deux cultures, à un
moment plein d'incertitudes où un monde disparaît tandis qu'un autre tente
d'émerger. De nouvelles formes de culture essaient de s'imposer désirant
rompre avec les idéologies, les normes et les modèles issus des époques
précédentes. La polémique actuelle sur l'art contemporain en constitue un
symptôme éclairant. L'art contemporain aura été le pur produit d'une société
matérialiste, marchande et de consommation qu'il aura parfaitement illustrée.
A la société de consommation se substitue aujourd'hui une société d'information
et de communication. De nouvelles formes d'art sont appelées à remplacer
les précédentes. Elles émergent déjà en force, accompagnant les avancées
qui se font jour dans les sciences techniques, informatiques, physiques
et biologiques. Après une société dont les structures étaient fondées sur
le profit, la rationalité, l'efficience, se mettent en place les conditions
favorisant l'émergence d'un autre type de culture et d'autres formes d'art.
En art, à la notion d'objet fini des modèles antérieurs se substitue progressivement
la réalité immatérielle des processus, des systèmes, des fonctions, des
flux de données, la notion de fluidité et de complexité. A la visibilité
se substitue l'invisibilité signifiante. Notre corps qu'on croyait à jamais
inviolable, homogène, devient un puzzle de pièces rapportées. Le cerveau
lui-même (c'est-à-dire le siège de "l'âme" pour l'homme…) se trouve investi
par des technologies "barbares" qui, sous prétexte de constituer des aides
à la pensée, remettent non seulement en cause ce que l'on croyait être notre
"libre-arbitre", mais risquent de faire éclater notre fragile identité.
La notion de matérialité tangible se voit supplantée par des entités abstraites,
des algorithmes dont les effets sont équivalents pour elle. Les réalités
virtuelles avec le cyberespace reconstituent des milieux totalement artificiels,
sans référent à ce que nous connaissions, et dans lesquels nos sensations
nous sont fidèlement restituées. Nous nous trouvons devant un nouvel apprentissage
de l'espace auquel notre corps doit s'incorporer, s'adapter, se lier. Dans
ces nouveaux environnements, nos perceptions se rééduquent, s'appuient sur
des prothèses techniques qui les amplifient, les aiguisent, les affinent.
Des sens latents sont là, prêts à se développer, pour nous faire saisir
le monde par le bout où il nous échappe encore. Nous accédons à des univers
où il suffit de cliquer sur une icône informatique pour basculer dans un
monde virtuel, ou de quelques greffes de neurones pour voyager à un autre
niveau de conscience et de réalité. Devant de telles perspectives, quelle
est la destinée possible de l'art ?
Quelle est sa destinée dans une société où la réalité virtuelle sera devenue
à la fois un support de rêve, un instrument de pouvoir et une manne miraculeuse
pour les industries du loisir et du spectacle ?
Nous le répétons avec insistance : nous changeons de culture et l'on est
en droit de s'interroger sur son devenir, alors que sous ses formes officielles
et dominantes, on peut voir encore l'art contemporain exposé dans des galeries
parisiennes branchées, à la FIAC, à la Biennale de Venise, à la Documenta
de Kassel, utiliser des modèles et des supports artisanaux sans rapport
aucun à nos matériaux et notre environnement moderne. Cette distorsion met
en évidence le décalage qui existe entre l'art officiel et l'état de la
société déjà informatisée d'une façon avancée, tandis que la cyberculture,
comme contre-culture émergente, représente déjà dans les réseaux planétaires
des millions et des millions d'opérateurs actifs. Effectivement, il se développe
un art, une culture, qui rebondit de satellite en satellite, autour du monde,
et auquel ne résiste plus aucune frontière. Cet art s'appelle l'art des
télécommunications et du cyberespace. Il s'appuie sur des techniques très
diversifiées par lesquelles s'échangent et se manipulent plus d'images qu'il
n'en a jamais été dessiné à la main ou imprimé depuis que le monde est monde.
Cette culture implique au premier chef les générations qui sont nées avec
le Mac. Ce sont elles qui feront l'art de demain, si l'art existe encore
demain sous cette même appellation. L'art contemporain constitue un produit
déclassé aux yeux de ces nouvelles générations d'internautes. Ce mouvement-là
ne peut aller qu'en s'amplifiant. Ce n'est pas l'idée de progrès qui fait
une oeuvre d'art, mais des règles, des normes telles que l'expressivité,
le travail formel, le sens, la valeur et l'intérêt de ses propositions critiques,
l'émotion procurée. L'art à l'heure actuelle est encore une catégorie relevant
spécifiquement de la pensée humaine et non pas le produit d'un calcul par
quelque outil que ce soit de l'informatique. L'essentiel d'une oeuvre d'art
tient d'abord dans ce qui lui est propre et non dans l'outil qu'elle utilise,
aussi sophistiqué qu'il soit.
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